Thursday, December 13, 2012
Le jasmin damascène ne cessera jamais de fleurir...
Mis en ligne le 30/11/2012
Témoignage Aéroport de Beyrouth. Cette fois-ci je
n’atterrissais pas à Damas pour rentrer chez moi. Suite aux sanctions,
les pays voisins sont devenus un passage nécessaire si l’on veut se
rendre en Syrie. Après deux heures de route, me voici à la frontière où
se mêlent familles revenant d’un séjour au Liban, étudiants,
travailleurs mais aussi des personnes fuyant les combats. Certains ont
fait des kilomètres à pied en n’emportant avec eux que le strict
minimum, à l’écart d’autres étaient entassés dans des bus.
Un sentiment d’impuissance et de désolation prit le dessus sur la joie
de retrouver mon pays. Alors que moi je revenais par choix, eux étaient
contraints de partir. Sur le chemin de Damas, je réalisais combien ce
pays m’avait manqué et je venais de comprendre qu’il continuerait à me
manquer même en y étant présente. Ce pays, blessé, que j’ai vu évoluer
au fil des années et qui un jour peut-être pardonnera pour tout ce qu’on
lui fait subir. Les multiples check points de l’armée régulière,
contrôlant véhicules et identités au plus vite afin d’éviter de longues
files où le danger peut surgir de partout, m’ont vite ramenée à la
triste réalité.
Ce voyage ne serait pas comme tous les précédents, on m’avait prévenue.
Plus rien n’était comme avant. Damas était plongée dans un calme
oppressant, contrastant avec l’habituel brouhaha des rues animées auquel
j’avais toujours été habituée. Tout était calme, trop calme. La vie
semblait continuer son cours, mais à chaque visage croisé des questions
se bousculaient dans ma tête. Est-il possible que parmi ces gens il y en
ait qui seraient prêts à porter atteinte à ce qu’il nous reste de
sécurité et qui contribuent à la destruction de notre pays, ou bien
sont-ils comme la majorité des Syriens écorchés, fatigués, et
profondément écœurés par tout ce qui est en train de nous arriver ?
Maintenant, tout nous paraît suspect, on se méfie d’une voiture mal
garée, d’une personne se rapprochant trop près de nous. Le sens
d’observation s’aiguise au fur et à mesure que la méfiance grandit. Tout
parcours anodin devient dangereux. Ça peut sauter n’importe quand,
n’importe où et emporter n’importe qui ou quoi en l’espace d’une
seconde. On vit constamment dans la probabilité, tout en étant sûrs
d’une unique chose, celle que plus rien n’est comme avant. Malgré le
calme trompeur et le risque continuel, Damas grouille de gens. Les
Syriens, las de vingt mois de crise ont besoin de continuer à vivre, à
respirer. Les cafés ne désemplissent pas jusqu’à la tombée de la nuit, à
l’heure où les magasins abaissent leurs rideaux de fer. Schizophrénie
d’un pays en guerre. Les commerçants tentent d’appâter les clients mais
même si les gens flânent dans les ruelles des souks, ils n’achètent plus
comme avant. La majorité de la population, victime de l’inflation
galopante n’a plus les mêmes moyens financiers.
L’économie a été sévèrement touchée, les prix ont plus que doublé suite à
l’insécurité et aux diverses sanctions qui aggravent le quotidien de
milliers de personnes. Sanctions censées punir le gouvernement, mais qui
étouffent surtout le peuple syrien, que la plupart des chancelleries se
sont donné pour mission de "sauver". Contradiction entre les buts fixés
et les résultats qui en découlent.
A cette pauvreté grandissante, s’ajoute une délocalisation interne
importante. Des personnes contraintes de tout quitter trouvent alors
refuge dans d’autres régions du pays. Ces déplacés ne veulent pas être
considérés comme réfugiés, dépendants des aides extérieures, afin de
continuer à vivre. Des jardins publics ainsi que des écoles sont
transformés en lieux plus sûrs pour ces déplacés internes, oubliés des
médias internationaux, n’ayant plus où aller.
Assurément, plus rien n’est comme avant. Les premiers soirs, au loin,
j’entendais les hélicoptères, les explosions, les tirs, mais ne sachant
pas qui a visé quoi ou qui, je me demandais combien d’infrastructures
ont été détruites, combien de personnes ont été blessées ou tuées,
combien de vies ont été brisées et traumatisées à jamais.
Mais au fur et à mesure que les jours passent, je commence à être comme
ceux qui subissent cette pression continue depuis déjà presque deux ans.
Les sentiments se transforment en lassitude et la compassion en haine
parfois. Une haine envers ceux qui nous ont menés à cette situation,
ceux qui en bénéficient et ceux qui nous détruisent lentement tout en
nous faisant croire qu’ils veulent notre bien. Tous. Notre perception du
bruit a changé, maintenant nous nous méfions du calme et les
bombardements et rafales de tirs deviennent la bande son de notre vie
qui se dessine au jour le jour, en se demandant chaque nuit ce que nous
cache le lendemain et chaque matin ce que nous réservent les prochaines
heures.
Les multiples attentats, les assassinats ciblés, les kidnappings, les
exactions les plus abjectes commises sans aucune humanité et en complète
violation de tous les traités internationaux, le pillage de notre
patrimoine historique millénaire, l’impuissance face à la souffrance
indescriptible des habitants d’Alep, Homs, Daraya et de la Syrie tout
entière font désormais partie de notre quotidien.
Aucun mot, aucun sentiment ne sont assez forts pour exprimer ce que nous
ressentons. Plus rien ne sera plus jamais comme avant, nous ne serons
plus jamais comme avant. Au nom du "Printemps arabe", notre ciel bleu a
été envahi par le gris de la fumée et la noirceur s’est emparée de nos
cœurs. Au nom de la liberté, on nous a confisqué notre liberté et privés
de notre sécurité. Au nom de la religion, ils bafouent la religion. Ils
déchirent notre tissu social, ils sèment et alimentent la haine et
trouvent légitime de tuer l’Autre. Ils remplacent l’odeur du jasmin par
celle du sang, ils espèrent accéder au paradis alors qu’ils ne méritent
que l’enfer.
Au nom des droits de l’Homme, on viole les droits de l’homme, de la
femme et de l’enfant, on nous désinforme, on élimine nos scientifiques,
nos intellectuels, on détruit notre patrimoine historique, on souille
nos lieux de culte, on brûle nos écoles et on pousse notre jeunesse à
s’exiler. Au nom d’intérêts géostratégiques, ils soutiennent leurs
ennemis d’hier et de demain en se servant d’eux aujourd’hui, ils nous
ôtent nos choix politiques, ils se permettent de décider de notre avenir
et s’approprient notre futur, ils s’affrontent dans les instances
internationales au risque de faire éclater un conflit régional, ils
peuvent répéter les erreurs sanglantes du passé, ils font fi de nos vies
car nous ne sommes plus que des pions dans une guerre qui se joue
quotidiennement au prix de notre sang. Ils volent la Syrie à la Syrie.
Mais au nom de la Syrie, malgré la douleur et la colère et par respect
pour nos martyrs nous résisterons, comme la fleur de jasmin - symbole de
Damas - répondant au fusil qui la menace qu’elle ne le craint pas. Tout
comme elle n’a pas craint avant lui ni la massue ni le fer de l’épée et
encore moins la force de la pluie, car tous ces dangers ont tour à tour
disparu alors que le jasmin damascène, lui, n’a jamais cessé et ne
cessera jamais de fleurir.
Myrna Nabhan